JadeWeb
: Comment
vis-tu le fait d’être plus connue aux États-Unis ou en
Europe que dans ton propre pays ?
Julie Doucet : C’est étrange.
Les premiers numéros de mon comix Dirty Plotte -ceux
que j’éditais moi-même- étaient à moitié
en français, à moitié en anglais. Une feuille
d’annonce qui était distribuée à Montréal
avait fait savoir qu’elle cherchait des strips en anglais. Je leur
en ai envoyé quelques uns dans un anglais de cuisine ;
ils ne m’ont jamais répondu, mais l’expérience m’avait
beaucoup plu. Je me suis rendu-compte par ailleurs qu’il existait
un immense circuit de fanzines aux États-Unis. Il m’a suffit
d’y entrer, et voilà comment tout a commencé. À
partir du moment où j’ai eu un vrai éditeur, Drawn and
Quaterly, le français a disparu de mon comix. C’est par ailleurs
bien normal si tu considères le faible nombre de francophones
au Canada : ils doivent être environ six millions, dont
un million même à Montréal et le reste dispersé
à travers le pays. J’étais très contente d’être
publiée en anglais, et de toutes façons, je n’avais
pas le choix.
Quand
as-tu commencé à en vivre ?
Assez tôt. J’ai reçu une bourse de création du
gouvernement québécois qui me permettait de me consacrer
à la bande dessinée. En guise de remerciements, j’ai
pris mes affaires et je suis partie m’installer à New York.
C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à
vivre de ce que je dessinais -les comix étaient tirés
à 9 000 exemplaires, sans compter les retirages.
Faut-il
considérer ton comix Dirty Plotte comme une sorte de
journal ?
Non, pas du tout. Je tiens un journal intime, c’est vrai, dans lequel
j’ai pour habitude de noter mes rêves, mes problèmes,
mes angoisses. Mais la frontière entre ce journal et mon comix
est immense. Les gens qui ont l’impression de me connaître au
travers de ce que je fais se trompent. Il ne me viendrait pas à
l’idée par exemple de parler de ma famille ou d’amis trop proches
-j’aurais peur de les choquer ou de leur faire de la peine. Il y a
aussi des trucs qui sont trop intimes…
Disons
que j’ai ma propre échelle de valeurs. On m’a dit qu’on trouvait
mon univers très personnel parce que je parle de sexe, par
exemple, mais je ne trouve pas que la façon dont j’en parle
soit très personnelle.
Le
fait que des lecteurs t’aient envoyé une photo de leur bite
n’est-il pas révélateur d’un certain malentendu ?
Un peu. J’avais demandé en dernière page d’un Dirty
Plotte que les lecteurs se fassent connaître en m’indiquant
leur nom-âge-profession et le nom de leur bite. Je n’aurais
jamais cru que les gens allaient le prendre au sérieux et m’envoieraient
des photos, des descriptions… Je ne regrette pas pour autant de l’avoir
fait, mais c’était complètement idiot. Ça m’aura
au moins permis de me rendre compte du fait que les gens pouvaient
avoir une conception complètement erronée de ma personne.
Ça dure toujours d’ailleurs.
Ton
univers a une forte coloration onirique. Es-tu une émule de
Winstor Mc Kay, le créateur de Little Nemo ?
Non. Je ne suis absolument pas calée sur l’histoire de la bande
dessinée. Deux ans après que je me sois mise à
dessiner, j’ai commencé à faire de drôles de rêves.
Ce qui m’a donné envie de les dessiner, c’est qu’ils me venaient
comme des petites histoires, avec un début, un milieu et une
fin. Auparavant, je m’inspirais essentiellement de la réalité.
Je crois me souvenir que la première histoire que j’ai dû
dessiner parlait de tampons (rires).
Es-tu
une dessinatrice féministe ?
Probablement, par ce que je fais. Mais je ne suis pas non plus du
genre revendicatrice. Je me vois mal inviter les gens à adopter
tel ou tel comportement. Ça ne m’intéresse absolument
pas.
Que
penses-tu de la vague autobiographique qui a déferlé
sur la bande dessinée aussi bien américaine qu’européenne ?
J’ai l’impression que c’est Harvey Pickard qui a initié la
démarche, suivi de près par Chester Brown. Maintenant
que tout le monde en fait, ça a perdu son originalité.
J’aime beaucoup John Porcellino en tant que personne, ça doit
faire à peu près sept ans qu’on s’écrit, ainsi
je suis plus critique envers son King-Cat comix. C’est un garçon
gentil qui raconte des choses gentilles, c’est dommage qu’il n’aille
pas plus loin. Joe Matt, c’est une autre histoire. Je n’ai jamais
pu le supporter à cause de son caractère de cochon.
As-tu
souffert du "pollitically correct" ?
Pas tellement au Québec, c'est surtout en Ontario. Les comix
étaient imprimés aux États-Unis, et il faillait
ensuite qu’ils transitent jusqu’à Montréal. Ils ont
été bloqués un moment en Ontario, tout comme
en Angleterre où ils étaient arrêtés à
la douane les trois quarts du temps.
Que
penses-tu du cas de Mike Diana qui a été poursuivi en
justice suite au contenu très hardcore de ses comix ?
Je trouve ça dégueulasse, mais il a bien su exploiter
la situation par la suite. Je le trouvais drôle au début,
mais la provocation a tendance à tourner au systématique.
Il est un peu trop calculateur à mon goût.
Es-tu
fâchée pour toujours contre Montréal ?
Non, c’est une chouette ville quand même, bien que je ne pourrai
plus y vivre. C’est la plus chouette ville au Canada, celle où
ça bouge le plus.
Étais-tu
intéressée par les questions politiques telles que l’indépendance
ou la place des Amérindiens ?
Beaucoup plus par les Amérindiens que par l’indépendance.
Les Québécois n’ont jamais été très
corrects avec eux, surtout depuis la crise qu’il y a eu en 90-91.
Passées les revendications territoriales -chacun prétend
qu’il était là avant l’autre-, il y a aussi le fait
que les Amérindiens soient anglophones, ce qui bien sûr
n’arrange rien… J’ai grandi dans une famille " peakiste ",
comprenez par là respectueuse des valeurs françaises.
Si j’avais été présente le jour du vote pour
l’indépendance, je pense que j’aurais choisi le oui.
Maintenant, avec le recul, je me rends compte de l’absurdité
de la situation.
Penserais-tu pouvoir créer hors des villes ? Tu disais
dans l’interview accordée au fanzine Chacal Puant que
tu désirais vivre loin des gens…
C’était à un moment où j’étais en pleine
crise et où j’envisageais très sérieusement de
déménager à la campagne ou même en plein
désert. En traversant les États-Unis pour remonter au
Québec, j’avais eu l’occasion de passer juste à côté.
Ça m’avait fascinée. Tout comme ces espèces de
villes fantômes qu’on rencontre en Arizona, où la moitié
des baraques tombent en ruine.
Te
sens-tu pour autant Montréalaise de cœur ?
De moins en moins, surtout depuis que je vis à Berlin. Je me
découvre plutôt un tempérament d’Européenne,
à ma grande surprise. J’ai beaucoup plus d’affinités
avec le style de vie du "vieux continent" qu’avec celui des Américains.
Dès que j’ai mis les pieds à Berlin, je m’y suis sentie
bien. Il ne faudrait pas me demander de m’en aller. J’arrive à
lire l’allemand, je le comprends un peu, mais j’ai encore du mal à
le parler. Tout le monde connaît l’anglais, ce qui m’arrange
bien. Mais je vais y arriver, bien que je parte de zéro. Là
non plus, je n’ai pas le choix.
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