Make-Up vs Sigmund Freud
Ça faisait un moment que je rêvais de coincer un membre des Make-Up pour lui dire combien leurs disques m’avaient fait vibrer, et comment j’avais eu envie d’aller voir des groupes sur scène après eux. D’abord il y avait eu les deux albums sur Dischord, tous deux enregistrés live, puis le dernier en studio, sur K records. Make-Up électrise la soul, contient le funk et retape le garage. Make-Up : de la musique noire jouée par des blancs issus de la scène hardcore de Washington DC. Ca faisait un moment, et puis le grand jour arrive. Ian Svenonius (lead vocal) parle, et part de Make-Up : le groupe pour en venir à Make-Up : une conception du monde. Le tout le plus sérieusement possible, chaque étape étant précédée d’un " You know what I mean ? ". Bienvenue dans l’église du gospel yé-yé.

Make-up

Ian Svenonius : The Nation of Ulysses était fini depuis un moment quand Make-Up s’est formé. C’était en 1993, l’alternatif américain explosait complètement. La prescription avait changé. Une nouvelle était arrivée : il fallait proposer autre chose. Quand Make-Up a commencé, nous ne savions pas trop quelle attitude adopter : nous changions de nom à chaque concert... Le line-up a évolué. Jouer avec des gens différents, jusqu'à temps de trouver les bons. Nous savions ce que nous voulions. Et surtout ce que nous ne voulions plus.

Jade : Comment en êtes-vous arrivés au son  Make Up  ? Après des heures de délibération, des rencontres, une thérapie (rires).... Non. Nous voulions que la rythmique et les fréquences basses soient mises en avant, et que le chant ait une grande importance. On en était arrivé à un stade où le texte avait vraiment perdu de l’importance par rapport à la musique, jusqu’à devenir presque accessoire.

Le rock, dans sa forme moderne, vient des sixties. Avec les Beatles comme référence absolue : musicalement, mais également socialement, avec par exemple cette idée qu’il doit y avoir une démocratie au sein du groupe, que chaque personnalité est importante, que chacun a son mot à dire. Quand les Beatles sont arrivés, ils ont commencé avec un répertoire très traditionnel. Si les Anglais étaient à fond dans le blues, alors que les Américains étaient plutôt folk, ces deux courants musicaux avaient en commun de reposer sur une musique en très grande partie chantée, et où le texte avait son importance. Quand les Beatles ont quitté les petits clubs dans lesquels ils répétaient pour jouer dans les stades, ils se sont équipés d’amplis immenses qui coûtaient une fortune. Du coup, parce que les Beatles utilisaient ce genre d’amplis, tout le monde a voulu en avoir, et la voix s’est retrouvée noyée sous les décibels. Ca date de là. Un des parti pris des Make-Up a été justement de s’inscrire contre cette tendance : faire en sorte qu’on revienne aux textes, au chant. Nous avons très été marqués par des disques live comme Sam Cooke at the Harlem Club ou James Brown at the Apollo pt II, où les instruments sont sous-mixés par rapport à la voix.

Es-tu plus branché par le garage ou par la soul ? Par le gospel. C’est pour moi l’underground d’aujourd’hui. Je suis originaire de Brooklyn. J’ai grandi près d’une église très portée sur le gospel, avec des enceintes dehors pour que tout le monde puisse en profiter, samedi soir comme dimanche matin. Pourtant ma famille n’a jamais été religieuse. Mon père est suédois, il avait jamais cru qu’il y avait un Dieu tout là-haut. Washington, où je vis actuellement, est une ville très religieuse : le gospel est présent non seulement dans les églises, mais aussi à la radio et à la télévision, tout les dimanche soir sur la TV publique. Il y a The Holyness Church et The Baptist Church, qui est beaucoup plus énergique, plus rock n’roll. C’est celle dont Al Green fait partie. Que des grands chanteurs, les meilleurs du monde, totalement inconnus, qui entrent dans une sorte de transe, proche de la folie...

Tous, dans le groupe, venons du rock et de la soul, et notre progression veut que nous nous dirigions vers le gospel, quelque chose de moins artificiel, de purifié. Une plus grande participation du public, plus de spontanéité - y compris dans mes interventions sur scène. Notre premier disque (Destination : Love) était encore assez rock n’roll, au format " pop ", parce que nous sommes également assez fans - et c’est quelque chose qui est revenu à la mode d’ailleurs - de toute l’école yé-yé européenne. Nous appelons notre musique " gospel yé-yé ", une sorte d’association des deux.

" Le gospel, c’est pour moi l’underground d’aujourd’hui."

Comment as-tu connu le son yé-yé ? Adolescent, je travaillais dans un magasin de disques. Ce qui m’a permis de mettre la main sur les disques de Françoise Hardy ou France Gall qui sont impossible à se procurer autrement. Gainsbourg aussi. Il n’y avait aucun public pour cela à l’époque. Maintenant il y en a un, mais c’est un public de collectionneurs. En Angleterre, les disques sont peut-être un peu plus faciles à trouver, à condition d’y mettre le prix. Je suis allé jeter un œil dans les bacs à Londres, il faut compter quelque chose comme 800 et 1000 FF. On dirait que les disquaires attendent juste que les Japonais viennent tout rafler étant donné qu’ils sont les seuls à pouvoir mettre ces prix-là. C’est la même chose chez nous aux Etats-Unis : nous sommes devenus une sorte de marché aux puces pour les Japonais et les Allemands. Ils débarquent et achètent les merdes des riches américains. Tout le monde se figure que l’Amérique est un pays riche. Elle abrite en effet de grosses fortunes, mais il ne faut pas oublier que la plupart de gens sont payés au lance-pierres...

...sans parler des sans-abri. Le niveau de vie est vraiment bas. Il n’y a pas de service social, et si jamais tu tombes malade, tu n’as plus qu’à crever la bouche ouverte. Mais le gouvernement continue à faire croire aux gens qu’ils font tous partie de la middle class. C’est la grosse blague.

Si tu étais au pouvoir, que changerais-tu ? Je n’en sais rien. L’Amérique est un pays si étrange. Il y a du travail en permanence : c’est un des bons cotés. C’est une sorte de pays de fous. Il y a plein de choses que tu peux faire là-bas, je ne sais pas si on te les permet aussi facilement ici.

Mais brûler de drapeau est considéré comme un délit... C’est vrai. C’est n’importe quoi... Mais je pensais par exemple que tu peux travailler le temps de te mettre un peu d’argent de coté, puis te la couler douce un moment. En France, je ne crois pas que tu puisses faire la même chose vu le peu de travail proposé. L’Amérique, c’est un pays qui t’offre beaucoup de possibilités, de portes ouvertes, mais il y aussi le revers de la médaille. Au niveau de l’Education, c’est lamentable.

" Make-Up offre un certain potentiel de désordre psychologique."

Aimes-tu ton pays ? Je suis né là-bas, je n’ai pas le choix. Je ne vais pas m’expatrier, je ne me vois pas dans un trip à la Hemingway. Je suis juste un Américain comme les autres. Je veux être parmi les miens. Faire de la musique pour les miens. Certes, l’Amérique est un pays pourri. La vie politique, par exemple, est considérée comme inexistante. Du coup, c’est le fait même de vivre qui est devenu politique. La vie de tous les jours. Ce que nous avons voulu dire, c’est que Make-Up offre un certain potentiel de désordre psychologique. Make-Up is schizophrenia. Make-Up is lies. On considère vite les gens comme malades parce qu’ils ne peuvent pas affronter l’absurdité de la vie quotidienne. Les gens qui tombent dans la drogue, on les montre vite du doigt. Mais qu’est-ce qu’ils ont vraiment fait ? Ils ont juste réagi à l’inertie de la vie quotidienne. Make-Up is lies. Voilà de quoi il est question.

Pourquoi " Make-Up " justement ? Il n’y a aucune idéologie derrière tout ça. Nous sommes juste à fond dans la religion, la spiritualité. Un des grands tenants du capitalisme, c’est la psychologie. La psychologie est utilisée pour nier au fond de l’être l’existence de l’idéologie. Make-Up, c’est certainement sa signification la plus inconsciente : la surface des choses. Tu peux dire de quelqu’un qu’il est communiste, ça ne révèle rien de son comportement sexuel ni du fait qu’il puisse porter atteinte à la sécurité publique. Make-Up, c’est ça : juger sur les apparences.

Le rock est-il mort ? Non, je n’accorde aucune valeur au terme " rock n’roll ". Pour moi, le rock n’roll, c’est Frank Sinatra, une musique très vocale qui a toujours et existera toujours. A la base, le rock, c’est juste un rythme. Chaque forme musicale était catégorisée par un battement particulier : merengue, cha-cha... Mais le rock n’roll, c’est devenu plus que ça. C’est comme un livre ouvert. C’est un terme marketing qui a été inventé par Allan Freed de manière à faire acheter par les blancs de la musique noire - principalement du blues. Après ça, une notion artistique est entrée en jeu et a brouillé les cartes.

La façon dont les gens écoutent du rock n’roll a changé depuis l’apparition du compact disc. Le son du disque compact est assez plat et les gens sentent moins d’émotion provenir de la musique à cause du Cd. Il y a moins des hauts et de bas. Beaucoup moins de temps est passé sur les arrangements. Je crois que les appareils analogiques ont fait disparaître une grande part du mystère, de la magie qui existait auparavant.

Le Cd permet toutefois de se procurer des disques qui n’étaient plus disponibles en vinyle... Oui, mais de toute façon la qualité des vinyles a changé aussi. Regarde ceux des Modern Lovers : ils ont été remastérisées en stéréo, car maintenant tout est remastérisé, digitalisé... Quand les disques de la Motown ont été enregistrés, les ingénieurs faisaient en sorte que la bande soit toujours saturée, que les aiguilles soient dans le rouge, c’est ce qui produisait ce son très live. Maintenant, impossible à refaire en digital étant donné que la saturation n’a plus du tout le même rendu. Ca ne sonne pas live. Fais la comparaison et tu verras : les disques ont toujours un meilleur son en vinyle - un vieux vinyle, j’entends.

On se fait toujours avoir par la technologie, c’est un piège dans lequel tout le monde saute à pieds joints. C’est dément comme les gens aiment être menés par le bout du nez. Des vraies limaces, c’est pathétique. Parce que la technologie a fait des progrès, il faut que tout le monde ait un ordinateur, alors tout le monde en achète un. Trois ans après l’apparition du Cd, les gens parlaient déjà des platines phono comme d’une machine à vapeur. Maintenant, on trouve des vinyles chez les antiquaires. C’est fou. C’est presque malsain. Les gens n’ont aucun sens de l’histoire.

C’est une logique de société de consommation. Oui. Consommer, c’est le seul moyen d’expression dans une société capitaliste. C’est pour ça que je n’aime pas parler de disques dans les interviews : c’est un peu comme te définir par ce que tu achètes.

Le groupe est-il pour toi l’occasion de t’élever contre le capitalisme ? Notre groupe est basé sur la communication. La congrégation, l’église. Parler aux gens quand nous jouons. Nous essayons juste de créer des moments de reconnaissance. Un éveil spirituel, quelque chose comme ça. Pas de faire du bruit ou des bonds de deux mètres sur scène. Mais c’est tout à fait abstrait comme idée. Et tout le monde s’en fout.

Que penses-tu de l’évolution de la musique noire en hip hop et rap ? J’aime beaucoup le vieux hip hop. J’ai dû m’arrêter en 1989 et à De La soul. Je ne connais rien à ce qui se passe maintenant. Je crois que j’ai décroché à cause de tous les samples qui sont utilisés. Tout ce que j’entends actuellement me rappelle beaucoup trop les années 70, comme les Fugees. Quelle merde ça alors ! Juste un groupe de reprises, mais même pas un bon étant donné qu’ils utilisent beaucoup de bandes, des extraits de vieux disques.

Et Prince ? C’est le meilleur évidemment. Et encore aujourd’hui. Il n’y a pas une chanson de lui que je n’aime pas. Sans pour être pour autant pour nous une source d’inspiration. C’est un nom qui revient souvent étant donné que je chante avec une voix de fausset, mais il y a 20 ans tout le monde chantait comme ça : Mick Jagger, et même des artistes reggae. La chose qu’on aurait en commun Prince et moi, c’est que nous sommes tous deux gémeaux. Comme Paul Mc Cartney.

Que penses-tu de lui depuis qu’il a changé de nom : n’est-ce pas juste une combine pour faire parler de lui ? Non, c’est intéressant. C’est quelque chose d’invariable dans le monde capitaliste : il faut que chaque nouvel arrivage soit différent, que ce soit comme un nouveau produit. Tu es l’objet d’une véritable pression. Te transformer : David Bowie, Madonna, les Beatles, Picasso... L’idée de rester toujours le même est complètement exclue, bannie, comme les Ventures... non, pas les Ventures, ils ont un peu évolué, c’est un mauvais exemple. Prenons plutôt Sade. Oui, Sade. Les gens changent de disque en disque parce que le capitalisme le réclame, et ils le font de manière presque inconsciente. Dans le cas de Prince pourtant, je trouve ça brillant. Il se recrée lui-même.

" Il faut nous voir un peu comme une armée."

Le look semble être une chose importante pour les Make-Up. C’est pour briser l’impression qu’on ait à faire à des individus sur scène. Le but des Make-Up n’est pas que chacun mette en avant sa personnalité, ni ses goûts. Je ne devrais pas donner des interviews seul, car cela casse l’impression que nous tenons à donner qui est celle de Make-Up en tant que groupe. Pas juste des gens qui jouent ensemble, mais une entité.

Ce n’est pas pour le coté rétro ou sixties que nous sommes tous habillés de la même façon. Quand nous nous produisons ensemble, il faut nous voir un peu comme une armée. Et dans l’armée, on commence par noyer l’identité sous l’uniforme. Nous encourageons d’ailleurs nos fans à revêtir la même tenue que la nôtre.

Nous ne croyons pas à la psychologie. Notre motivation est plutôt du domaine politique et spirituel. Freud vivait dans les années 1890. Avant lui, personne n’avait pensé à la psychologie. Ca ne t’a jamais paru bizarre qu’en moins d’une centaine d’années, on ait soudain trouvé la cause de tous les maux ? Avant ça, les gens appartenaient à des partis politiques. La psychologie est apparue avec l’industrialisation, et a détruit le sentiment politique au sein des individus.

La psychologie est-elle le fruit du capitalisme pour toi ? Absolument. C’est son esclave. Et les drogues et le prozac sont le résultat de tout cela. Aujourd’hui, les gens sont déprimés, ils ne croient plus en rien parce qu’ils ne peuvent même plus se raccrocher à des croyances politiques... ou même à des sentiments forts comme l’amour. Je ne dis pas que sans l’intrusion de la psychologie, il n’y aurait ni drogues ni prozac, mais quand même. Aux Etats-Unis dans les années 70, tous les mômes un peu agités recevaient de la kitalin - qui n’est ni plus ni moins qu’une drogue. Tout ça parce que l’école n’était pas foutue de s’occuper d’eux. Et comme toujours, plutôt que de prendre le problème à la racine, on invente une solution. Aujourd’hui, on voit les résultats : le système éducatif est toujours aussi nul, et les mômes devenus adultes marchent au prozac.


Entretien paru dans Jade 12 © Philippe Dumez & 6 Pieds Sous Terre, 1997. Photo © Edie Vee