Un travail solitaire

Ambre parle de ses débuts avec la revue Hard Luck, de son premier album, Chute. Il revient avec Lionel Tran sur Le Journal d’un loser et Une année sans printemps. Il aborde avec Valérie Berge, Une trop bruyante solitude, l’album sur lequel ils travaillent actuellement.

 

AMBRE, LIONEL TRAN & VALÉRIE BERGE, entretien croisé [ 1 / 3 ]
Ce qui suit est la transcription du début d’une discussion menée publiquement au Festival "Nouvelles images, Nouveaux talents" de Bourg-les-valence le dimanche 3 mars 2002. Suite au désistement d’un journaliste, on m’a proposé à la dernière minute d’interviewer Ambre. L’idée d’interviewer Ambre, avec qui je travaille, était assez angoissante. J’avais peur soit de tomber dans la complaisance, soit de faire quelque chose d’assez artificiel. L’interview, qui s’est déroulée devant une vingtaine de personnes, a vite bifurqué vers une discussion sur nos pratiques de travail, discussion à laquelle s’est jointe Valérie Berge. Voici la transcription des 45 premières minutes de cette discussion qui a duré une heure et demie.

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Lionel Tran : Tu as commencé avec la revue Hard Luck, d’où est né le désir de créer une revue ?

Ambre : Hum. Il y avait plein de choses qui bouillonnaient au début des années 1990. Il y avait Paquito Bolino et Caroline Sury, qui m’impressionnaient beaucoup, ils travaillaient dans une revue de Bordeaux intitulée Hello Happy Taxpayer. Moi j’avais envie de faire un truc personnel, très expérimental. À l’époque on travaillait dans un atelier tous les deux à Lyon, avec des gens qui faisaient de la peinture et de la musique. J’ai même failli sortir un numéro avec un groupe lyonnais qui s’appelait Deity Guns [1]. Je voulais faire des rencontres, mais ça ne s’est pas passé comme ça, c’est resté quelque chose de très personnel. J’ai réalisé la plupart des numéros tout seul, d’une manière très artisanale et très bordélique. Très austère, aussi. Économiquement c’est moi qui mettais des sous, donc ensuite j’avais des rentrées, je faisais des petits salons de bande dessinée. C’était un travail très solitaire.

Lionel Tran : Tu avais quels moyens ?

Ambre : Financiers ? Qu’est-ce que je faisais à l’époque ? Je me rappelle que je faisais des boulots d’été dans un stade : je tondais la pelouse, il y avait une piscine, donc je la lavais tous les matins, je lavais les chiottes de la piscine. (Rire.) C’est comme ça que j’ai pu notamment acheter ma première machine à écrire, pour taper les sommaires de Hard Luck. Après j’ai eu la possibilité, d’imprimer les sommaires sur des imprimantes laser aux Beaux Arts, des choses comme ça. C’était vraiment artisanal, je faisais vraiment avec ce que j’avais sous la main. Je calculais le coût par numéro et je le vendais pratiquement au niveau du coût. S’il me coûtait 12 francs, je le vendais 15 francs à tout casser, parce que je me disais qu’il fallait que je fasse un peu de bénéfice… C’était complètement aberrant, ça ne marchait pas…
C’était un fanzine, fait avec un esprit peut-être plus littéraire. Je ne connaissais pas de gens qui faisaient de la bande dessinée, à part les amis très proches, qui ne travaillaient pas dans des revues. Hard Luck devait avoir un intérêt, parce que j’ai été contacté par Amok et par Six Pieds Sous Terre, avant qu’ils deviennent une SARL. C’était des gens dont j’estimais le travail.

Lionel Tran : C’était le seul moyen de publier ton travail ?

Ambre : C’est compliqué. J’avais beaucoup de réserves à présenter mon travail aux autres. J’envoyais des exemplaires, c’était l’occasion de présenter mon travail sans attendre quelque chose, parce que c’était déjà imprimé, c’était déjà tout prêt. J’envoyais ça pour voir si des gens étaient intéressés et, éventuellement, me demandaient un projet. Je n’étais pas du style à aller voir les gens avec des planches, j’avais horreur de ça. J’ai un côté très réservé, un peu pudique.

Lionel Tran : Donc cette auto publication t’as permis de te faire connaître ?

Ambre : Il me semble, oui.

Lionel Tran : De trouver un public ?

Ambre : À l’époque, c’était très confidentiel. Très très très confidentiel.

Lionel Tran : Cela t’a permis en tout cas de trouver quelqu’un qui était prêt à éditer ton travail…

Ambre : Au moins quelqu’un qui me disait : c’est intéressant, nous on fait ça, voilà, est-ce que ça t’intéresse aussi de faire des choses ensemble. Pour moi c’était ça qui était important, de ne pas être tout seul à ma table, de créer des liens. Parce que j’avais des amis autour de moi qui faisaient de la peinture, mais j’étais assez seul à faire de la bande dessinée. Même toi, à l’époque, on essayait de faire des projets, mais tu n’étais pas totalement là-dedans. (Silence.) Je ne sais pas ce que tu en penses, mais il me semble que tu cherchais ta voie de ton côté. Pour toi ce n’était pas facile de faire une revue. À l’époque tu faisais plutôt du journalisme. Donc je n’osais pas trop te demander des choses, je me demandais si ça t’intéressait ce que je faisais, franchement. Pour moi tu étais quelqu’un de plus sérieux en fait, de moins… (Rire.)

Lionel Tran : J’ai arrêté de dessiner quand j’ai découvert tes récits. Parce qu’il y avait une maîtrise de la narration chez toi, je me rappelle avoir vu tes bandes dessinées au lycée, et m’être dit immédiatement après : " - il faut que j’arrête ça." À l’époque tu éditais ton premier fanzine, qui s’appelait Anus.

Ambre : Anus, oui .(rires)

Lionel Tran : J’ai commencé à avoir envie de travailler sur des scénarios de bande dessinée, mais pour moi ça voulait dire faire un travail créatif personnel avant de pouvoir faire un échange avec quelqu’un et ça je ne m’en sentais pas capable. Pour moi le journalisme ce n’était pas de l’écriture et il fallait que j’entreprenne ce travail seul…

Ambre : C’est paradoxal parce que pour moi ça me semblait avoir plus de poids ce que tu faisais.

Lionel Tran : D’accord.

Ambre : (Rire.)

Lionel Tran : Et donc tu as rencontré Six Pieds Sous Terre, qui a été un des premier éditeurs à soutenir ton travail. Peux-tu parler de ton premier album chez eux, Chute

Ambre : Il s’agit de récits qui avaient été publiés dans Hard Luck. Chute était le deuxième album de Six Pieds Sous Terre. Jean Philippe Garçon des éditions Six Pieds Sous Terre voulait absolument faire un album avec moi, alors peut-être que lui n’a pas osé me demander quelque chose de nouveau ou peut-être qu’il aimait ces récits. En tout cas il m’a dit : " - il y a deux récits de toi que j’aimerais publier ensemble", ce qui éditorialement est complètement aberrant -un album fait de deux récits moyennement courts. Ils m’ont proposé ça, moi j’étais ravi.

Lionel Tran : C’est un album qui est assez audacieux, qui a énormément de changements de point de vue, où ton dessin se modifie à chaque page, presque à chaque case, où le physique des personnages évolue en fonction de leur état d’esprit. Les techniques utilisées sont très variées, tu revois parfois la même situation sous plusieurs angles. C’est un récit qui a reçu quel accueil ?

Ambre : Je ne sais pas. Je crois que certaines personnes étaient plus impressionnées par l’atmosphère, il se dégageait un truc assez lourd, assez pesant, donc les gens soit rejetaient ça, soit étaient vraiment dedans. Et d’autres personnes, je pense surtout à des étudiants des Beaux Arts, étaient plus intéressés par l’aspect technique et esthétique.

Lionel Tran : À la période où tu as dessiné Chute, tu faisais beaucoup d’expériences plastiques, tu faisais de la peinture à l’huile, par exemple. Chute est d’ailleurs en partie peint.

Ambre : C’est difficile pour moi de parler de peinture parce que je n’en fais plus en ce moment, parce que je n’ai plus le temps. Et puis peut-être que ça me prend trop d’énergie pour faire autre chose à côté, faire de la bande dessinée. Bon, je suis de plus en plus lent, apparemment. Est-ce que c’est de l’exigence ? Je ne sais pas. J’ai envie de prendre plus le temps de faire les choses. Je fais des choix. Il y a plein d’activités que je faisais avant, je les élimine. C’est un peu sec de dire ça, mais je faisais de la musique aussi. Je me dis que je ne peux pas tout faire, qu’il y a des choix à faire et voilà. Donc, la peinture, c’est ça, j’ai un peu mis ça de côté, en me disant que je n’ai que trente ans et que dans 50 ans j’en ferai peut-être, je n’en sais rien.

Lionel Tran : J’aimerais que l’on revienne un peu sur Chute, dont l’approche est vraiment très mouvante, où l’on n’est pas justement dans ce qui définit traditionnellement une bande dessinée. Par exemple, les personnages n’auront pas la même tête d’un bout à l’autre du récit. C’est quelque chose que tu as développé par la suite dans la plupart de tes travaux…

Ambre : Oui, parce que je n’y arrive pas. C’est peut-être une bêtise de dire ça mais je crois que je n’arrive pas à faire une tête identique dans chaque case. Je crois que les partis pris on les prend comme ça, plus pour masquer des faiblesses, ou les choses que tu n’as pas envie de faire. Mais moi je me demande si je suis capable de faire ça, techniquement, c’en est à ce point là…

 

[1] : Une partie de membres de Deity Guns a fondé par la suite le groupe lyonnais Bästard.

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