Tous les chemins mènent à Ron.

Comment, quand on est un grand garçon joufflu affublé d’un nom qui comporte le mot "sex", devient-on l’un des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes de son époque, et pourquoi la terre entière n’est pas encore au courant : toute la vie du canadien Ron Sexsmith recrachée par son auteur en présence de deux témoins.

Ron Sexsmith
Par Charles Berberian (Ch. B.) et Philippe Dumez (Ph. D.)

Dans quelques instants, il sera à coté de nous. Lui, l’héritier des Nilsson, des Tim Hardin et des plus grands songwriters folk. L’auteur de trois albums merveilleux qui forment un triptyque magique, à conseiller aux jeunes gens sentimentaux comme aux nostalgiques du temps jadis. Une voix d’ange qui fait dire que finalement, on a peut-être perdu Jeff Buckley, mais on n’a pas tout perdu quand même. Pour le moment, nous attendons dans ce bar australien près de l’Opéra, nerveux. Charles Berberian commence à dessiner, et je me demande si Ron Sexsmith sera bavard, si une discussion va s’instaurer entre nous ou s’il va se contenter de répondre poliment à nos questions. Mais la porte vient de s’ouvrir et surgit l’homme, fort comme dans nos rêves et grand comme il le mérite.

Ron Sexsmith : J’ai moi aussi fait des bandes dessinées quand j’étais enfant. Je continue à dessiner, surtout quand j’ai du temps à perdre, dans les aéroports par exemple. J’ai toujours un carnet avec moi dans lequel je dessine et j’écris des textes de chansons. Enfant, j’adorais l’Incroyable Hulk et la série des Peanuts. Mais ça fait un moment que je ne me suis pas plongé dans la lecture d’un comics.

Charles Berberian : Au Canada, il y a actuellement une série d’excellents auteurs comme Seth ou Chester Brown et je trouve que, comme eux, tu arrives à véhiculer dans tes chansons beaucoup de choses avec simplicité. Alors que la poésie, ce sont toujours des grandes phrases...
Si Leonard Cohen est surtout connu en tant que poète, je ne le trouve jamais meilleur que quand il écrit des chansons. Dans That’s no way to say goodbye, il dit tout ce que tu peux dire sur la rupture en deux phrases. Son écriture est vraiment directe et simple. C’est tellement simple que c’est presque du niveau d’une conversation : I’m not looking for another, as I wander in my time, walk me to the corner, our steps will always rhyme ("Je n’en cherche pas une autre / Alors que j’erre comme un apôtre / En quête d’un coin qui soit nôtre / Où nous vivrons l’un pour l’autre" dans la traduction de Georges Chelon - Ndlr.). Je mourrai pour écrire deux lignes pareilles.

Ron Sexsmith, autoportrait

Ch. B. : Ce que j’aime dans tes textes, c’est la manière dont tu abordes des sujets universels d’une façon très simple, comme sur Under every sky...
Il existe une version de cette chanson enregistrée par des lycéens. Une fille de 14 ans la chante avec une voix d’une telle pureté que je crois que c’est la plus belle chose que j’ai entendue de ma vie. Quand tu écris une chanson, c’est dur de pouvoir t’en détacher. Mais en l’entendant dans la bouche de cette jeune fille, c’est comme si je l’entendais pour la première fois. On aurait dit que c’était une chanson pour enfants. Mais toutes les chansons dont tu me parles sont sur mon deuxième album. Peut-être que je devrais les jouer plus souvent en concert...

Ch. B. : C’est le disque par lequel je t’ai connu, et j’ai été surpris quand j’ai découvert le premier, parce qu’il n’y a pas de perte de qualité de l’un à l’autre, alors qu’en général le deuxième album est le plus difficile.
Ça a été un disque difficile. Mais j’ai la chance d’être assez prolifique. Alors que j’étais en tournée suite à la sortie du premier album, j’ai commencé à écrire le second, ce qui fait que nous nous sommes retrouvés avec plus de 50 chansons entre lesquelles il fallait choisir. Ça a été difficile. J’avais moins confiance en moi que pour Whereabouts qui est un peu plus enjoué. Une de mes chansons préférées sur ce disque est Seem to recall. Je suis content que nous soyons arrivés à enregistrer une version suffisamment bonne de ce morceau pour qu’il figure dessus. Mais je pense déjà à l’album suivant. J’ai déjà écrit toutes les chansons, mais rien n’est encore enregistré.

Ch. B. : Tu joues les chansons jusqu’à ce que tu les juges satisfaisantes ?
Quand j’ai une idée, que ce soit en regardant par la fenêtre ou en entendant quelqu’un parler, c’est comme si une petite lumière s’allumait au-dessus de ma tête. Quand je vois que j’ai matière à en faire une chanson, je me concentre sur l’idée que je viens d’avoir. Parfois, c’est juste un titre comme c’était le cas pour Thinking out loud sur Other songs. J’essaie alors de mettre une mélodie sur ces mots et je les chante de plein de façons différentes. Jusqu’à ce que je trouve une mélodie que je n’ai pas l’impression d’avoir volé à quelqu’un (rires). Ensuite, c’est une question de travail : trouver quel accord irait bien avec tel autre...

Ch. B. : Mais ça à l’air si fluide quand on l’écoute... Pour moi, cette chanson est un véritable standard.
Oh, merci. Pour It never fails par exemple, j’ai trouvé la mélodie avant le texte. Et j’ai hésité un bon moment avant de savoir de quoi j’allais parler. J’avais au moins sept couplets différents à l’arrivée. J’écris beaucoup et je ne jette rien. Le pont, dans cette chanson, est extrait d’un autre titre que je ne suis jamais arrivé à finir. J’ai une approche de l’écriture qui est assez classique. Je crois beaucoup au mariage parfait entre le texte et la mélodie. Les paroles, c’est ce sur quoi je passe le plus de temps. Je peux rester cinq mois sur un texte si je bloque dessus.

Ch. B. : Quand j’achète un de tes disques, je lis d’abord les paroles dans le livret et je me demande ensuite comment tu vas chanter ça, parce que tes textes sont plus écrits comme des nouvelles que comme des paroles de chansons, je pensais par exemple à Pretty little cemetery...
Nous habitions de l’autre coté du cimetière, et un dimanche que mon jeune fils et moi nous nous promenions, il m’a posé des questions au sujet des corps qui sont sous la terre. C’est de là qu’est parti Pretty little cemetery. Je me souviens d’avoir eu peur que le titre de la chanson paraisse un peu idiot au début. Mais finalement, je ne suis pas loin de penser que c’est un de mes meilleurs textes. Et je ne crois pas que tu puisses lire mes textes comme si c’était de la poésie parce qu’ils sont faits pour être chantés.

Ch. B. : Je suis aussi fasciné par la finesse de tes arrangements. Avec des chansons comme les tiennes, tu pourrais être tenté de les arranger de façon beaucoup plus commerciale et vendre beaucoup plus de disques. Comment bosses-tu avec ton producteur Mitchell Froom (1) ?
Avant d’aller en studio, Mitchell et moi on s’enferme pendant une semaine ou deux, moi avec ma guitare et lui avec son clavier, et nous passons en revue toutes les chansons que j’ai écrites. Pour Whereabouts, nous n’avons conservé que 12 titres parmi les 17 qui avaient été enregistrés. Mitchell fait beaucoup de suggestions quant au tempo et aux arrangements. Pour Beautiful view, c’est moi par contre qui ai insisté pour qu’on écrive une intro -parce qu’aujourd’hui, plus personne n’écrit d’intros. Je pensais aux disques de Dusty Springfield qui en comportent de si merveilleuses. La première fois que nous avons travaillé ensemble, Mitchell ne savait pas quel parti pris adopter. Il a finalement préféré mettre au premier plan ma guitare et ma voix, et j’étais très content de ce choix car je ne voulais pas que mon premier disque soit surproduit. J’aime beaucoup les chanteurs. Je suis très observateur du travail de Sinatra par exemple, de la façon dont il va traîner sur une note, comme sur The wee small hours par exemple. Dusty Springfield, Leonard Cohen, Chet Baker... Il y a un bar dans lequel je vais chanter chaque fois que je suis à San Francisco, accompagné par une femme au piano. Je chante Time after time, But not me, Everytime we say goodbye... C’est mon style de chansons, là d’où je viens. Même si c’est moi qui écrit mes morceaux, j’essaie à chaque fois de les aborder comme si j’étais juste leur interprète. Avec beaucoup de respect pour la chanson, en s’effaçant presque derrière elle comme le faisait Chet Baker. Je crois que beaucoup de chanteurs ont beaucoup à apprendre de lui.

Ph. D. : Et toi, grâce à qui as-tu appris ?
Quand j’étais enfant, il y avait toujours de la musique à la maison, que ce soit des disques ou la radio. Ma mère avait une bonne collection de 45 tours, et je crois que le premier plaisir que j’ai pris, c’est de pouvoir les jouer moi-même. Je devais avoir 5 ans et ma grande satisfaction était de les écouter sans l’aide d’un adulte. C’était essentiellement des 45 tours du début des années 60, comme ceux de Buddy Holly ou Johnny Cash. Je jouais la face A et la face B. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux grands disques : les 33 tours. Tammy Wynette, Charlie Rich... Mon frère était passionné de hockey, mais moi je préférais rester à la maison écouter de la musique. Même quand j’étais dehors, je m’arrangeais pour qu’il y ait un transistor à coté de moi pour rester dans ce confort musical.

Ph. D. : Quel âge avais-tu quand tu as acheté ton premier disque ?
Je devais avoir 10 ans. On m’avait déjà offert des 45 tours à Noël, mais le premier disque que je me suis offert, c’était Captain Fantastic d’Elton John. Je me souviens très bien qu’il coûtait 3.99$ et que j’avais dû tondre la pelouse pour me le payer. Il y avait un poster à l’intérieur, et j’aimais beaucoup la pochette. Je crois que c’est un excellent premier disque. Elton John était mon héros quand j’avais 10 ans. J’ai acheté tous ses disques, et c’est le premier concert que j’aie jamais vu. C’est grâce à Elton John que j’ai découvert les Who, c’est grâce aux Who que j’ai découvert les Kinks... Tout est parti de là.

Ph. D. : C’est Elton John qui t’a donné envie d’être musicien ?
J’ai toujours rêvé d’être chanteur. Quand j’étais plus jeune, je chantais pour les membres de ma famille. J’ai toujours voulu être celui qui se tient face au micro. À 14 ans, quand j’ai formé mon premier groupe, je voulais déjà être chanteur. Et comme il y avait déjà un batteur et un clavier, j’ai dû me mettre à la guitare, presque par obligation. Mais une fois que je m’y suis mis, j’ai trouvé ça plutôt facile. Par contre, je n’avais jamais eu l’occasion d’approcher un piano. Ce n’est que très récemment que je m’y suis mis. La guitare, c’est un second choix : le premier, c’était le chant. J’adorais Harry Nilsson et Charlie Rich. J’ai dédié mon premier album à Harry Nilsson.

Ch. B. : Je vois beaucoup de ressemblance dans ta façon d’écrire des chansons et de faire en sorte, même quand elles sont très élaborées, qu’elles aient l’air très simples.
Merci. Écrire des chansons, c’est à peu près la seule chose que je sache faire. Je suis incapable de conduire une voiture, je ne sais pas faire la cuisine... Alors quand j’écris des chansons, je veux que ce soit bien fait. Avant que j’aille en studio les enregistrer, je veux être sûr que le texte aille bien avec la mélodie, qu’il ait un sens, qu’il s’adresse à l’auditeur d’une façon assez directe comme je veux que la mélodie soit facilement reconnaissable. Tous mes héros étaient d’excellents mélodistes.

Ch. B. : Rod Stewart a repris un de tes morceaux. T’imagines-tu un jour écrire pour les autres comme le faisait Burt Bacharach ?
J’ai du respect pour les gens qui écrivent à la chaîne au fond d’un bureau car je sais que ce n’est pas de là que viennent leurs idées : ils les ont plutôt dehors, quand ils sont sur le chemin de chez eux. Je sais que Bacharach écrivait beaucoup lors de ses promenades. Un réel talent d’écriture, c’est quelque chose qui manque aujourd’hui, parce que les chansons me semblent plus reposer sur le rythme ou le climat. Moi, j’aime pouvoir ramener les chansons à juste la formule guitare-voix. Et, s’il s’agit d’un morceau instrumental, être capable de le fredonner.

Ch. B. : Tu connais l’album de standards de Nilsson ?
Oui. La vidéo qui retrace l’enregistrement de ce disque est étonnante. Tu le vois fumer et enchaîner les morceaux face à l’orchestre, en disant " suivant " à la fin de chaque morceau, très hautain.

Ch. B. : Et toi, tu fumes ?
De temps à autre. C’est à cause de la cigarette qu’il a perdu sa voix, alors je fais attention. C’était un gros fumeur.

Discographie
Ron Sexsmith (Interscope/Universal) 1995
Other Songs (Interscope / Universal) 1997
Whereabouts (Interscope / Universal) 1999
Blue Boy (Cooking Vinyl/Naïve) 2001

(1) Mitchell Froom a travaillé aussi bien avec Crowded House, Elvis Costello, Richard Thompson, Los Lobos, Cibbo Matto ou Paul Mc Cartney. Il fut un temps le mari de Suzanne Vega.

Entretien © Philippe Dumez & Charles Berbérian 2002 | Illustrations Charles Berbérian & Ron Sexsmith