Etre une femme libérée, tu sais, c'est pas si facile.

Auteur de bandes dessinées formée à l'école underground, Roberta Gregory a longtemps cherché son style avant de rencontrer le personnage qui allait la révéler : Bitchy Bitch, sorte de Ally McBeal sous speed et névrotique qui sévit dans les pages de sa série Naughty Bits. Alors que deux ouvrages ont été traduit en français chez Vertige Graphic, cette cousine de Brétecher et de Cabu revient sur 25 ans d'activisme souriant.

Roberta Gregory

JadeWeb : Quand tu as commencé à dessiner, à quoi ressemblait la scène alternative ?
Roberta Gregory :
C'était la fin de l'âge d'or de la bande dessinée underground, de Zap Comics, des Freaks Brothers... J'ai commencé en 1976, quand tout ça se terminait. Je ne suis jamais là au bon moment (rires). Mon père dessinait Donald Duck pour le compte des studios Disney, et j'ai toujours vu des bandes dessinées traîner à la maison. Essentiellement pour enfants : Archie Comics, Dennis The Menace, Uncle Scrooge, Little Lulu... Dans les années 80, j'ai surtout participé à des collectifs, comme pas mal de comics gays, et j'ai continué à publier à compte d'auteur. Il y a eu une seconde vague de comics alternatifs au tout début des années 90. Il y avait bien Love & Rockets dans les années 80, ou Cerebus, mais c'était à peu près les seuls. Fantagraphics a gagné beaucoup d'argent à cette époque grâce aux Tortues Ninja et aux bandes dessinées érotiques qu'ils proposaient via leur catalogue de vente par correspondance. La véritable seconde vague, c'était au début des années 90. Le premier fascicule de mon comics Naughty Bits est sortie en 1991.

Comment ton père a t-il réagi quand tu t'es lancée dans la bande dessinée ?
Il n'a jamais aimé ça. Il a toujours été vieux jeu. Il aimait bien me voir dessiner des chevaux quand j'étais enfant, c'est tout (rires). Mais il ne m'a jamais encouragé dans cette voie-là. Le seul compliment que j'ai reçu de sa part, c'est quand je lui avais montré des strips publiés dans un journal, et parce que c'était dans le journal, il était fier de moi. Il aurait préféré que je dessine Donald Duck toute ma vie comme lui. Mais lui n'a jamais signé un seul dessin qu'il a produit, qui sont tous confondus sous la marque " Walt Disney ". Je crois que je préfère encore faire "ces trucs bizarres", comme il disait, et avoir mon nom en dessous.

Ça ne t'a pas déçu de sa part ?
Non. J'ai dû me débrouiller toute seule assez tôt. Mais heureusement, j'ai reçu beaucoup de soutien de la part d'autres auteurs ou d'éditeurs. C'est grâce à eux que je suis là.

Pourquoi as-tu choisi la bande dessinée plutôt que l'écriture ou la musique ?
Je n'ai jamais été contente de mon dessin. Je me considère plus comme une romancière qui dessine que comme un auteur de bande dessinée. Robert Crumb, par contre, est un véritable artiste, mais je trouve qu'il n'est pas un très bon auteur. Son oeuvre est vraiment répétitive au niveau des thèmes et manque de profondeur. Mais c'est un sacré dessinateur, je ne peux pas lui enlever ça. C'est rare de trouver des auteurs qui ont la chance d'être à la fois des bons écrivains et des bons dessinateurs. Raison pour laquelle beaucoup travaillent ensemble. Ce que j'aime dans Bitchy Bitch, c'est que je peux me permettre beaucoup de liberté dans le dessin, étant donné qu'il n'est pas réaliste mais qu'il sert plus à véhiculer une émotion. Je prends beaucoup de plaisir à dessiner Bitchy Bitch, j'espère que ça se sent.

Tu écris l'histoire d'abord ou tu la dessines petit à petit ?
Non, j'écris toujours l'histoire et les dialogues en entier. Je jette beaucoup : en général, la moitié des dialogues partent à la poubelle. Ensuite je dessine directement. J'ai des problèmes de dos qui font que je ne peux pas me permettre d'être courbée très longtemps sur ma table à dessin. Alors je vais aussi vite que possible, raison pour laquelle Bitchy a ce coté si spontané. Je travaille un peu partout, chaque fois que l'occasion se présente.

Tu n'as pas de lieu de prédilection pour travailler ?
Pour ce qui est de l'écriture, je préfère être chez moi : c'est là où je suis le plus concentrée. Pour ce qui demande moins de concentration, c'est un peu n'importe où : lors des conventions, des dédicaces... partout où j'attends. Mais tout ce qui est important, c'est à la maison. Actuellement, je suis en train d'écrire un roman, et c'est très facile pour moi car je n'ai pas à dessiner (rires). Il suffit juste que je nomme un personne pour qu'il rentre dans l'histoire : je n'ai pas à reproduire son visage (rires).

Quand tu dessines, c'est très spontané ?
Oui. Je fais parfois des croquis des cases que je dois dessiner, mais je les respecte assez peu. Ca m'aide juste à positionner les personnages dans la case. Je serai trop intimidée pour me lancer sans filet devant la page blanche. Il me faut une base, un crayonné, même si c'est pour faire quelque chose de complètement différent ensuite. Ça me donne confiance en moi. Avant, j'avais un dessin plus réaliste, et je ne me sentais pas du tout à l'aise avec ce style. Je n'avais pas le droit de me tromper. Avec Bitchy Bitch, j'adopte un style beaucoup plus relâché. Tellement que je n'ai plus moyen de rater un dessin (rires).

Quand as-tu commencé à gagner ta vie avec tes planches ?
Je crois que je n'ai jamais gagné ma vie grâce à ça. J'ai gagné un peu d'argent, mais plus de quoi survivre que de quoi vivre à proprement parler. Heureusement, je paie un loyer très modeste vu que j'habite en sous-sol. Le proprio est très sympa avec moi, il sait que j'ai des petits moyens alors il n'a jamais augmenté mon loyer. J'ai toujours eu des jobs d'appoint. J'ai bossé en tant que maquettiste chez Fantagraphics. J'ai fait des strips pour des journaux. Depuis 3 ans, je gagne un peu d'argent grâce à l'animation. Une boite de production au Canada travaille sur une série animée de Bitchy Bitch. J'espère que vous la verrez un jour en France, je pense que ça peut aider mes livres à se se faire connaître. Pour le moment, deux saisons existent. La première comporte quinze épisodes de 3 minutes, la seconde quatre épisodes de 11 minutes. Je sais que pour la saison 3, la boîte aimerait bien faire des épisodes encore plus long, genre 30 minutes. J'espère que ça va se faire, parce que ça va me donner du travail. Je ne peux pas dire que ça m'ait rapporté beaucoup d'argent pour le moment. Mais je ne suis pas très dépensière, alors ça me suffit. De toute façon, je ne pense pas que beaucoup de dessinateurs de comics indépendants gagnent leur vie grâce à ça. Malheureusement. Même en sortant un album par an, ça ne te permet pas de plaquer ton boulot.

"Je n'ai pas fumé un joint avant l'âge de 30 ans" (rires)

Bitchy Bitch, c'est un peu ton coté obscur ?
Je n'en sais rien. On est d'accord elle et moi sur beaucoup de choses, comme la politique américaine, mais je pense que j'ai beaucoup plus de recul qu'elle. Elle comprend ce qui se passe autour d'elle, mais elle n'arrive pas à résoudre ses propres problèmes. Sa vie ne changera pas tant qu'elle ne fera pas d'efforts sur elle-même. Moi, je suis assez contente de la vie que je mène. Même les boulots que j'ai pû faire n'étaient pas aussi stressants que le sien. Le plus long, ça a été deux ans au sein de la rédaction d'un magazine, et c'est certainement là que j'ai trouvé l'inspiration pour mal d'épisodes de Bitchy Bitch. Si tu veux que je me transforme en Bitchy Bitch, pose moi des question sur Georges Bush (rires). Je l'ai encore vu sur CNN, je n'y crois pas. Je ne comprends pas que ce crétin soit encore soutenu par 90% des américains. Je suis consternée... L'histoire de Bitchy Bitch n'est pas du tout la mienne. Je n'ai jamais été hippie quand j'étais au lycée, je ne suis pas tombée enceinte, je suis restée beaucoup plus de temps en fac qu'elle...

C'est surprenant, parce que dans le tome 1 de Bitchy Bitch, tout à l'air tellement vécu...
J'étais au lycée à la même époque qu'elle. Mais je n'ai pas fumé un joint avant l'âge de 30 ans (rires). Les gens pensent que c'est moi, mais c'est un rôle que j'interprète. J'ai dessiné une fois l'histoire d'une alcoolique alors que je ne l'ai jamais été, mais ça m'intéressait de me mettre à sa place et de jouer son rôle. Les gens ont trouvé ça très réaliste, j'étais flattée. Pareil pour une autre histoire dont le personnage principal était une mère qui élève seul son enfant. Ma vie est assez ennuyeuse, alors j'aime jouer des personnages. Dans des numéros récents de Bitchy Bitch, je publie des histoires plus autobiographiques où je parle de moi à la première personne. Mais comparé aux histoires de Bitchy Bitch, c'est très ennuyeux (rires).

Qui pour toi a été à l'origine de tout ce mouvement autobiographique dans la bande dessinée indépendante américaine ?
Je ne sais pas. Chester Brown s'est fait connaître grâce à ses récits d'enfance. Peut-être le fait que lui, Seth et Joe Matt se connaissent bien a crée une émulation entre eux. Je crois que plus tu rentres dans des choses intimes, plus tu touches à l'universel. Même quand Seth raconte sa quête des oeuvres d'un dessinateur oublié, ça te renvoie forcément à quelque chose que tu as collectionné. Voir à des choses plus existentielles comme la quête perpétuelle de soi. Peut-être est-ce aussi dû au fait que ces artistes ne sont tout simplement pas bons à écrire de la fiction ! Je suis plus étonné que ce genre ait pu prendre racine en France étant donné que vous avez surtout une bande dessinée de genre, comme le western, la science-fiction, le gros nez, les récits historiques... Il y avait déjà beaucoup de chemins tracés pour des auteurs de bandes dessinées en devenir. Aux Etats-Unis, c'est plus tranché que ça : tu as les récits de super-héros d'un coté, avec cette branche spécialisée dans le gothique qui s'appelle Vertigo (rires), et de l'autre... pas grand chose. C'est à toi de l'inventer.

En tant qu'auteur, tu te sens plus proche d'écrivains ou de dessinateurs de bande dessinée ?
Ca dépend des gens. Il y a beaucoup d'auteurs de bandes dessinées de Seattle que je ne peux pas saquer. J'aime beaucoup Donna Barr, mais elle n'appartient pas vraiment à une scène particulière. J'ai un très bon ami aussi qui écrit de la science-fiction... Ca dépend des affinités que je peux développer avec les gens.

Tu as déjà rencontré Peter Badge, l'auteur de la série culte Hate ?
Oui, mais je ne le connais pas très bien en fait. Il est venu une fois chez moi à une fête à laquelle il n'était pas invité... il fait un peu partie de ce type de gens... Je ne crois pas que nous ayons les mêmes valeurs. J'essaie de rester polie..

Ne te crois pas obligée.
Il fait partie d'une bande de gens qui n'est pas la mienne. Ils sont assez fermés. Je ne suis jamais invitée à leurs fêtes. Peut-être qu'une fois, je lui ai vomi dessus sans savoir que c'était lui et qu'il m'en tient rigueur (rires). Je n'en sais rien. Je pense que j'ai plus les pieds sur terre que lui et tout ses amis. J'ai suffisamment d'amis de tout façon pour pouvoir me passer de lui (rires). J'ai bien connaître des gens très différentes et pas seulement de la même clique.

"Si les américains avaient plus de temps libre, ils seraient beaucoup moins stressés."

Comment décrirais-tu ta vie en tant qu'auteur de bandes dessinées ? Epuisante ?
Pas toujours. Je souffle pendant l'été. L'été dernier par exemple, j'étais entre deux projets, et j'ai vraiment pris le temps de me balader, de voyager en voiture avec des amis... J'ai parfois beaucoup de temps libre devant moi et parfois des dates de rendu très rapprochées. J'aime mieux ça qu'un boulot salarié aux horaires immuables. En plus, aux Etats-Unis, tu as très peu de vacances.

En France, on a 5 semaines.
Aux Etats-Unis, au bout d'un an de travail, on te donne généreusement une semaine de congés. Deux semaines au bout de deux années d'ancienneté, et c'est tout (rires). Raison pour laquelle j'essaie de vivre de la bande dessinée, même si elle ne me rapporte pas grand-chose, pour éviter d'avoir à reprendre un boulot "normal" avec des horaires "normaux". Vivre la vie de Bitchy, c'est hors de question. C'est une vie de mort-vivant (rires). Je ne sais pas si la série télévisée va continuer quand je vais rentrer aux Etats-Unis. Si ce n'est pas le cas, il faudra bien que je trouve quelque chose à faire. Mais pas un boulot à la Bitchy (rires) ! C'est vraiment du gâchis. Je pense que si les américains avaient plus de temps libre, ils seraient beaucoup moins stressés.

Et toi, tu lis beaucoup de bandes dessinées ?
Pas vraiment. Je n'ai pas beaucoup de temps à consacrer à la lecture. J'aime bien la marche à pied. J'essaie de perdre du poids, et Seattle est une ville agréable pour la marche. J'aimerai voir plus de films, j'ai le sentiment que je n'en vois pas assez.

Deux tomes sont parus en version française, disponible chez Vertige Graphic.
> Bitchy Bitch
> Bitchy Bitch en vacances

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Le site de l'auteur

Extrait de Bitchy Bitch en vacances. Cliquez sur l'image pour aggrandir

Comment te sens-tu en 2002 ?
J'ai très peur de retourner aux USA. J'ai bien plus peur de ce qui se trame aux Etats-Unis que de ce qui se passe en Afghanistan. Alors que sa popularité était en baisse, Georges Bush est devenu un héros national après le 11 septembre. Je ne suis pas très optimiste. Mais je suis contente de la vie que je mène, j'aime mes amis, j'aime le coin où je vis... peu importe ce qui se passe au niveau politique ou dans le monde de la bande dessinée, je sais que j'ai toujours un petit coin de paradis qui m'attend.


Entretien & photos © Philippe Dumez & jadeweb 2002
Illustrations © Roberta Grégory / Vertige Graphic pour l'édition française