Le regard est parasité


Lorsque paraît Le château de Cène en pleine guerre d'Algérie, ce roman érotique poétique est immédiatement censuré. A la suite du procès qui lui sera fait, Bernard Noël se défendra d'avoir écrit un roman allégorique et de n'être qu'un "bon écrivain". En écrivant Le château de Cène il avait voulu percer l'obstruction sensorielle de la censure politique. La "sensure" ne cessera de hanter par la suite l'œuvre de cet écrivain, qui en ne cessant de retourner son regard sur lui-même, dévisage les masques de notre société.
Bernard Noël
Jadeweb : L'écrit est de plus en plus supplanté par l'image. Comment vivez-vous cette évolution ?
Bernard Noël :
Je pense que la littérature est condamnée à disparaître avant 20 ans. Elle survivra marginalement, comme elle a survécu tout le moyen âge. Qu'elle soit supplantée par l'image ne me gène pas, l'image n'est pas grave en soit. Le mot image désigne en général une image fixe, ou une succession d'images fixes, ça joue avec l'imaginaire de la personne qui regarde. Quand j'exprime ce point de vue pessimiste pour commencer c'est en pensant à l'image médiatique, tout simplement parce que l'image médiatique est un flux d'images qui occupe tellement tout l'espace mental du spectateur qu'il n'y a plus d'espace ni pour l'imaginaire, ni pour la réflexion. Et ça malheureusement c'est assez facile à vérifier, si vous voyez l'effet de la fréquentation accélérée de la télé par les gamins. Ça m'a frappé parce que j'ai été invité récemment dans un collège où j'ai rencontré des classes de 6ème et de 5ème et on se rend compte qu'il n'y a plus d'espace pour l'imagination. Et non seulement il n'y a plus d'espace pour l'imagination, l'imagination est devenue douteuse aux yeux même de ces enfants. Je n'en croyais pas mes oreilles.

Les images médiatiques nous dépossèdent-elles de notre propre regard ? Non. Elles l'occupent. Elles l'occupent complètement. Il n'y a pas de distanciation. Au fond le visuel et le mental sont deux vases communicants, si on remplit l'un on remplit l'autre. Et ce qu'il est étrange, on dirait qu'il n'y a pas de seuil de conscience entre les deux, à moins d'un effort de conscience. Mais cet effort de conscience on ne le fait pas automatiquement. Pour lire, pour regarder un film, pour aller regarder un tableau il y a un effort du spectateur vers l'objet de contemplation et tout le plaisir, enfin tout le plaisir ancien, survenait à travers cet effort. Si dans la vie vous n'avez aucun effort d'écoute vis à vis de l'autre il n'y a pas de relation. Je crois que ce qui est en perdition c'est la relation. Parce que ça se reporte aussi sur les relations humaines. Le fait que la solitude grandisse me paraît une évidence. Les gens s'en plaignent, ou s'en réjouissent ou n'en ont pas conscience… Je crois qu'il n'y a pas de place pour la littérature dans ce monde là, mais il n'y a peut-être pas de place non plus pour la peinture, pour tout ce qui nécessite une sortie de soi.

Dans "La castration mentale " vous parlez beaucoup de sentiment de vacuité face au monde qui nous entoure. Le liez vous à l'environnement technologique dans lequel nous vivons ? Il n'y a pas une condamnation à priori de l'environnement technologique. Cet environnement est plutôt favorable à ce que l'on pourrait appeler une libération des choses pratiques, une simplification…

Est-ce que cela n'enlève pas du sens, justement ? Tout ce qui était activité artisanale, c'est à dire corps à corps en quelque sorte de la personne et de l'objet entraînait beaucoup plus de satisfaction. C'est vrai probablement parce que le temps investi à faire une chose en quelque sorte se dépose dans la chose et lui confère une intensité particulière. C'est vrai pour tout ce qui est artistique, mais il ne reste plus guère aujourd'hui d'artisanal que l'artistique. Le fait que le temps passé à une chose enrichi cette chose m'a toujours intrigué. C'est vrai de ce qui a été l'art occidental, ça n'a pas l'air vrai par exemple de l'art oriental parce qu'il est fait dans un geste beaucoup plus rapide. Mais ce geste est conditionné par une formation, une réflexion, un état de concentration, qui ne s'obtient qu'à travers une longue attente. Le geste du peintre chinois peut être foudroyant, mais il est riche des années de réflexion qui le précèdent. Donc cette spontanéité est une fausse spontanéité, qui a été travaillé longuement, et c'est elle qui se dépose en fait. Cela m'intrigue parce que c'est assez difficile d'en parler, ça a facilement l'air réactionnaire. Je constate simplement que le temps investi dans une chose enrichi cette chose, c'est tout. Dans l'univers de la répétition du geste, ce que l'on a appelé le Taylorisme il n'y a plus de dépôt de temps il y a une espèce au contraire de parasitage de l'énergie de celui qui fait.

Après avoir aliéné le geste, on colonise le regard ? Je pense que le regard est occupé par des choses qui en quelque sorte le neutralisent. Dans le cas de l'image médiatique ce flux occupe constamment la circulation du visuel au mental donc occupe l'espace de la pensée. Mais c'est vrai que le regard est parasité par un renforcement de l'apparence dans tous les domaines. Il y a un rejet de tout ce qui est corporel. Tout ce qui fait humeur, sang, sanie. Le corps qui est mis en avant est un faux corps. C'est un vêtement de plus. De telle sorte que les gens sont sans doute de plus en plus invités à vivre sur des stéréotypes. Stéréotypes du bonheur, stéréotype des vacances, stéréotype du voyage enfin ce que vous voyez répandu partout.

Est-il possible de lutter contre ce phénomène ? (rire gêné) Sans doute… mais je n'ai pas trouvé la clé. A part la résistance, dont personnellement je témoigne simplement en écrivant, d'autres en faisant autre chose. Mais je ne sais pas comment on pourrait inviter les autres à faire un barrage collectif systématique. Je cherche mais je n'ai pas trouvé… (rire) Tout comme je n'ai jamais trouvé comment diable lutter contre le pouvoir avec des armes qui ne relèvent pas du pouvoir.

Il y a aujourd'hui un fort sentiment d'impuissance… Il ne faut pas céder à ce sentiment. C'est étrange, c'est arrivé pendant les années Mitterrand, disons depuis 1984 j'ai eut le sentiment qu'il fallait beaucoup plus d'énergie pour en faire plutôt moins. C'est un phénomène dont il m'est arrivé assez souvent de parler pour constater que beaucoup de gens pensaient la même chose sans qu'il soit possible de désigner la région de la perte. Qu'est ce qui fait qu'il y a comme une absorption d'énergie collective ? Peut-être tout simplement parce que les années Mitterrand ont reposé sur un mensonge. Après tout cet homme a incarné la gauche alors que c'est un homme de droite. Donc au fond il a fait glisser notre société vers un parti pris de droite, pour être un peu simplet, auquel les mouvements de gauche n'ont pas résistés parce qu'ils étaient trompés sur la nature. Les syndicats sont en perdition justement parce qu'ils n'ont pas su résister aux mesures antisociales. Comme la gauche était censé être au pouvoir ils n'imaginaient pas que la gauche puisse entraîner cette régression sociale. Alors peut-être que la déperdition sociale vient de là... Peut-être qu'elle vient tout simplement du fait de la suprématie de cet univers médiatique. Je crois que non seulement le flux médiatique occupe la tête des gens mais je crois aussi qu'il capte la vie des gens parce que c'est un moyen d'expression qui n'exige du spectateur que la passivité. Cette passivité est à la fois conquise et entretenue par la séduction que procure notamment le spectacle télévisuel. Et je crois que cette occupation mentale est doublée, mais ça s'est difficile à démontrer, d'une sorte de parasitage de la vitalité même de l'individu occupé passivement à regarder. La force vitale est fatiguée par ce phénomène et ça, il faudrait qu'il y ait tout un travail d'équipe de réflexion là-dessus pour définir exactement comment ça se passe.

Constater, n'est-ce pas une résistance passive ? Non. Constater c'est déjà lutter contre, parce que c'est inviter à la conscience du phénomène. Je crois que l'arme principale est la conscience. Il y a des gens qui se croient libres parce qu'ils zappent. Zapper ça ne change rien. On passe d'un réseau sur l'autre mais le processus reste le même, comme le fait que l'émission soit de qualité ne change pas le processus mental. Evidemment il vaut mieux regarder une émission dite bonne qu'un tissu d'âneries. Ce qui est étrange c'est pourquoi ce tissu d'âneries ? Quel plaisir ? Au fond ça ne peut pas ne pas être délibéré, l'abêtissement universel. Cette complaisance elle est entretenue. On joue avec. J'ai des amis qui travaillent dans les écoles primaires qui me disent que d'après les prénoms des enfants on peut dater leur naissance à partir du feuilleton que les parents ont regardé. Ça a l'air de rien mais le choix d'un prénom est semble-t-il quelque chose d'assez important, puisqu'on projette une certaine image. Si on projette sur vos enfants l'image du feuilleton télévisé, vous êtes en pleine irréalité. L'irréalité gagne sans cesse à travers cette espèce de culte de l'apparence, le virtuel devant mettre le comble à ça puisqu'on pourra vivre dans les images, aimer les images, aimer les personnages fictifs. Ce qui est étonnant, outre l'effacement de l'imaginaire, c'est l'effacement de la mémoire. Parce que imaginaire et mémoire sont absolument liés. S'il n'y a pas de profondeur temporelle dans la tête des gens il n'y a pas non plus de dimension imaginaire. Mes amis profs me disent que dès qu'ils expliquent par exemple que Napoléon n'est pas un contemporain ça n'intéresse plus personne. Tout ce qui n'est pas contemporain est inintéressant. Et en réalité il n'y a aucune perspective historique. Tout procède par accumulation de l'instantané. Les informations ne mettent jamais les choses en perspective. Comme ça, ça tombe du ciel enfin ça tombe de je ne sais pas où …

Nous vivons dans une société qui efface l'individualité tout en mettant en avant l'individualisme. La mondialisation entraîne une uniformisation culturelle et aussi une uniformisation des stéréotypes, et en même temps crée ce que vous dites, l'individualisme mais pas la personne, pas l'individu. Des cellules… Ce qui nous paraît bizarre aussi c'est que dans ce système les problèmes intimes, mais qui sont si je puis dire une fausse intimité, c'est toujours ce jeu de l'apparence, remplacent peu à peu les problèmes sociaux, c'est à dire entraînent une perte de solidarité. On vit aujourd'hui dans le même mensonge que durant les années Mitterrand, mais beaucoup plus efficace. Jospin ne fait pas mieux que Mitterrand. Il est sans doute beaucoup plus honnête mais la dégradation sociale est aussi grande. Il y a quelque temps Monsieur Strauss-Khan a lancé un emprunt qui va être annexé sur l'inflation. N'importe quel ministre de droite aurait fait ça autrefois ç'aurait été un tollé incroyable. Parce que ce sont les mêmes qui ont détruit l'échelle mobile des salaires, ce qui voulait dire que c'étaient les salaires qui étaient indexés sur l'inflation de sorte qu'il y avait une augmentation automatique des salaires correspondant à l'inflation, voilà que ça va être le rente et c'est une mesure socialiste… C'est incroyable, et ça ne fait ni chaud ni froid.

Le développement de l'image s'accompagne également d'une dégradation des structures du langage… Le problème c'est que tout le monde est d'accord pour dire qu'il y a un appauvrissement du langage. S'il y a un appauvrissement du langage il y a forcément un appauvrissement de la relation avec l'autre. Si tout ce que vous avez à dire à une fille c'est "t'es super ", c'est court. C'est caricatural, mais c'est un peu vers ça qu'on va. Mais au fond on n'a aucun moyen de pointer cette perte. Cette perte de langue, cette perte de langage. On constate que ça s'appauvrit depuis vingt-cinq ans mais on ne sait pas comment parce qu'il n'y a pas de repères dans cette circulation des mots.

Est que ce la montée en puissance des nouveaux médias, où l'image prédomine, n'est pas une évolution naturelle ? Le livre est apparu dans la continuité de l'écriture. A quoi a servit l'écriture ? A l'origine elle a servi à stocker de la mémoire hors du corps, c'est à dire à amplifier la quantité de mémoire. Ensuite elle a servit de miroir à la pensée. L'évolution de la philosophie grecque repose là-dessus. Ça a eut l'inconvénient de flécher le discours dans le sens de l'écriture. On n'écrit qu'une syllabe après l'autre dont on a appris à penser linéairement, si je puis dire. Je ne sais pas comment on pensait avant qu'existe l'écriture parce que même dans la pensée on ne peut articuler qu'un mot après l'autre. Ce que l'image a de fascinant, c'est peut-être qu'elle permet de s'évader de la linéarité. Une suite d'image ce n'est pas simplement une suite linéaire, c'est en quelque sorte une globalité de vision. Alors il y a peut-être quelque chose d'extrêmement riche là-dedans, le problème étant que la pensée est liée à l'articulation or les images ne sont pas articulées, bizarrement. Elles le sont un peu à travers la succession. Cela pourrait entraîner l'humanité à vivre dans la poésie. La poésie ne dit jamais blanc et noir, elle ne dit jamais des choses absolument précises. On a besoin des deux. On a besoin de temps en temps de choses précises qui ne sont pas seulement l'information, qui sont la pensée, qui sont éventuellement le récit. Quand on lit un récit on n'en lit que peut-être un quart, on ne mémorise pas la totalité de ce qu'on lit. Ce qui permet de relire, ce qui permet que chacun trouve quelque chose de différent dans les livres. Peut-être aussi parce qu'avec un livre on peut revenir sur ses pas, avec un flux d'images on ne peut pas revenir. Quand je vous disais tout à l'heure qu'il y a un côté parasitage de la vitalité, peut-être est-ce parce que le flux d'image nous fait entrer dans l'irréversible. Or le temps de la vie est le temps de l'irréversible, justement. Il y a peut-être une précipitation de l'irréversible.

Une intervention publique de Bernard Noël (novembre 2001)

En 40 ans, l'écrivain Bernard Noël a publié une cinquantaine d'ouvrages, parmi lesquels de nombreux recueils de Poésie (Extraits du corps, Fable pour ne pas), des recueils d'aphorismes (Le journal du regard), plusieurs romans (Le château de Cène, Onze roman d'œil…), plusieurs essais (Portrait du Monde) et monographies ainsi qu'un Dictionnaire de la commune.


Entretien paru dans Jade 17 © Lionel Tran & Jade, 1999. Photos © Valérie Berge. Peinture © Ambre